Dans les réseaux trophiques marins, de nombreuses molécules énergétiques ou informatives sont transférées entre les différents niveaux d'organisation structurant les échanges, depuis la phase de production primaire jusqu'aux niveaux les plus élevés.
Les molécules de pigments caroténoïdes n'échappent pas à cette règle, et il est généralement admis qu'elles suivent des voies métaboliques similaires à celles des lipides. On considère que l'origine de ces pigments est végétale ou microbienne. Les caroténoïdes sont définis comme des pigments rouges ou jaunes possédant une structure aliphatique ou alicyclique, constituée dans la majorité des cas par huit unités isopréniques (Karrer et Jucker, 1950). Tous les pigments caroténoïdes sont liposolubles, ce qui favorise leur intégration directe dans certaines membranes (Ourisson et al., 1987). De ce fait, leur solubilité dans l'eau ne peut se produire que lorsqu'ils sont liés à d'autres molécules ou à des macromolécules hydrosolubles. Par ailleurs, cette solubilité est conditionnée dans d'autres cas par la présence de fonctions acides permettant la formation de sels hydrosolubles.
On considère de façon classique que les animaux n'ont pas la capacité de synthétiser les molécules de caroténoïdes.
Au cours de leurs transferts entre les différents échelons des réseaux trophiques, les pigments caroténoïdes ne se présentent pas sous formes de molécules isolées: ils sont souvent liés à d'autres molécules qui permettent leur intégration dans les structures cellulaires de la matière vivante, et c'est ainsi qu'on les rencontre intégrés dans des lipoprotéines, des caroténoprotéines ou des caroténolipoprotéines. Ils jouent aussi un rôle dans la pigmentation, la coloration, mais aussi dans la reproduction et semblent être à l'origine des pigments visuels (Lenel et al., 1978).
Depuis la découverte du carotène par Wachenroder (1881), la distribution des pigments caroténoïdes dans la nature a suscité de très nombreux travaux. Si ces pigments caroténoïdes sont présents à la fois dans le règne végétal et le règne animal, il n'y a pas de différences fondamentales dans leurs structures et dans leurs répartitions.
Les pigments caroténoïdes végétaux sont généralement peu oxygénés; ils ont le plus souvent des structures de carbures ou très proches de celles des carbures, tandis que les pigments animaux sont plus oxygénés, contenant notamment des fonctions hydroxyles et cétones. Cependant, la répartition des différents caroténoïdes entre végétaux et animaux n'est pas stricte: par exemple la canthaxanthine, pigment caroténoïde considéré comme caractéristique des animaux, se rencontre en forte proportion (18%) chez une algue Stigeoclonium sp. (Katayama et al., 1971). De plus, de nombreux pigments caroténoïdes sont abondants chez les végétaux comme chez les animaux, par exemple la lutéine ou la zéaxanthine. Ainsi la notion de pigment caroténoïde animal ou végétal a évolué depuis les travaux de Kuhn et Lederer (1933) qui décrivaient pour la première fois la présence d'astacine chez le homard comme "caroténoïde différent de ceux des végétaux."
Plus de 300 pigments caroténoïdes ont été identifiés chez les végétaux (Straub, 1976) et leurs rôles dans le règne végétal sont multiples.
Photoréception: Les pigments caroténoïdes absorbent l'énergie lumineuse lorsque la chlorophylle est présente en faible quantité, puis transmettent à celle-ci l'énergie ainsi captée (Katayama et al., 1971).
Phototransmission: Les pigments caroténoïdes participent aux transferts d'énergie chez les organismes photosynthétiques, par de multiples interactions avec les donneurs et les accepteurs de cette énergie (Cogdell, 1978). On peut ainsi trouver des complexes de type caroténoporphyrines ou caroténopyrophéophorbides, résultant de liaisons covalentes entre pigments caroténoïdes, porphyrines et dérivés de chlorophylles (Moore et Gust, 1987).
Photoprotection: Les pigments caroténoïdes semblent jouer un rôle de photoprotection chez les végétaux (Krinsky, 1978), ainsi leur accumulation chez un champignon Ustilago-violacea protège les cellules de celui-ci des effets nocifs des rayons ultra-violets (Will et Scovel, 1987).
Plus de 60 pigments caroténoïdes différents ont été identifiés chez les algues (Liaaen-Jensen, 1977, 1979), mais seulement 4 ou 5 sont présents dans toutes les classes d'algues.
Les principaux pigments isolés dans les espèces constituant le phytoplancton (Tableau 1) sont: Le béta-béta-carotène, le éta-béta-carotène, le éta-éta-carotène, l'échinénone, le mutachrome, la béta-cryptoxanthine, l'allobétaxanthine, la crocoxanthine, l'alloxanthine, la lutéine, la zéaxanthine, la mutatoxanthine, la violaxanthine, la néoxanthine, la fucoxanthine et la péridinine ([1] à [16] dans le Tableau 1).
Les systèmes pigmentaires dans les algues sont multiples (Jeffrey, 1980). Sur la soixantaine de pigments caroténoïdes rencontrés chez les algues, la fonction de photoréception a été mise en évidence uniquement pour trois d'entre eux: la fucoxanthine [15], la péridinine [16] et la siphonaxanthine. Le rôle photorécepteur possible du béta-carotène n'a été mis en évidence que chez les algues brunes (Thrash et al., 1979). En ce qui concerne les activités non synthétiques des pigments caroténoïdes, la photoprotection n'a été mise en évidence expérimentalement que pour la péridine [16], chez les dinoflagellés (Koka et Song, 1978).
En océanographie, la mesure de concentration de chlorophylle est utilisée pour estimer la biomasse phytoplanctonique dans la mesure où la synthèse organique d'origine végétale ne peut se faire qu'en passant par l'intermédiaire de la chlorophylle. Cependant il est admis que la concentration en chlorophylle peut varier indépendamment de la biomasse, en réponse à des variations de l'environnement comme l'intensité lumineuse (Steele et Baird, 1965), ou sous l'influence du vieillissement des populations (Margalef, 1963). Ces calculs de biomasse tiennent rarement compte de l'influence des pigments caroténoïdes comme la fucoxanthine [15] chez les algues brunes ou la péridine [16] chez les dinoflagellés sur la photosynthèse et la croissance cellulaire. Comme nous l'avons décrit précédemment, certains pigments caroténoïdes peuvent être les photorécepteurs majeurs pour certaines espèces du phytoplancton; ainsi leur concentration peut permettre une évaluation plus précise de la biomasse phytoplanctonique (Lehman, 1981).
En fait, les pigments caroténoïdes varient aussi avec les fluctuations du milieu (Shimura et Fujita, 1975) et ne sont pas de moins indicateurs de biomasse que la chlorophylle; mais ils pourraient donner la possibilité de mettre en évidence les variations saisonnières de la biomasse phytoplanctonique. Cette approche permettrait une évaluation globale des constituants du plancton et, dans une étude plus fine, de l'état physiologique de la pluspart de ses constitutants.
Comme l'ensemble des animaux, les poissons et les crustacés n'ont pas la potentialité de synthétiser les pigments caroténoïdes. Cependant ils sont capables d'assimiler et de stocker les pigments à partir des aliments qu'ils ont ingérés.
Dans les échelons supérieurs de ces réseaux trophiques, les pigments caroténoïdes que l'on retrouve en majorité (Tableau 1) sont: Le béta-béta-carotène [1], la lutéine [10], la zéaxanthine [11], l'isocryptoxanthine [17], l'isozéaxanthine [18], l'astaxanthine [19], la canthaxanthine [22] et la phoénicoxanthine [23].
Ces observations ont été faites chez les crustacés aussi bien pour le zooplancton que pour les crustacés de grande taille (Tableau 1).
Il faut noter que l'on rencontre de nombreux autres pigments caroténoïdes, intermédiaires des voies métaboliques et que l'on peut considérer comme secondaires, et dont la durée de vie est courte.
On rencontre les pigments caroténoïdes sous diverses formes qui sont essentiellement: (a) l'état libre, (b) l'état lié à des acides gras, sous formes d'esters ou d'autres complexes, ou (c) l'état complexé à des macromolécules sous la forme de caroténoprotéines ou caroténolipoprotéines.
La notion d'état libre est difficile à cerner et peut prêter à confusion; elle définit en fait toutes les formes qui ne sont pas des esters ou des complexes caroténoprotéiques, par exemple des formes cristallisées ou liées à une trame de polymères. On peut ainsi citer le cas de l'échinénone [4] qui a la possibilité de se lier directement à la chitine des crustacés par l'intermédiaire de liaisons chimiques encore peu connues.
Les formes estérifiées, monoesters ou diesters, se rencontrent dans la plupart des tissus de l'organisme et en particulier dans l'intestin et le tube digestif des poissons ou l'hépatopancréas des crustacés.
Ce fait est à mettre en relation avec les observations montrant que cet organe est très riche en lipides et acides gras (Galois, 1982). Les esters de pigments caroténoïdes sont directement impliqués dans diverses transformations métaboliques qui s'opèrent au sein de l'animal. Ces formes estérifiées atteignant les tissus par l'intermédiaire de l'hémolymphe. De plus il existe certainement d'autres types de liaisons et d'affinités entre caroténoïdes et acides gras (Vincent et Ceccaldi, 1988).
Les caroténoprotéines ou complexes caroténoprotéiques sont à l'origine des variations importantes de la coloration chez la plupart des invertébrés marins. Cette grande variété de colorations est surtout visible au niveau des téguments des échinodermes, des mollusques et des crustacés.
La liaison entre le pigment caroténoïde et la protéine confère au complexe un caractère hydrosoluble particulier. De plus, la teinte de l'ensemble dépend de la nature du groupement prosthétique. Nous citerons en exemple une étude réalisée sur quatre espèces d'échinodermes (Czeczuga, 1983) démontrant la multiplicité des formes des complexes caroténoprotéiques (Tableau 2).
Cependant, seuls certains pigments caroténoïdes possèdent les groupes carbonyles libres pouvant participer à la formation de complexes caroténoprotéiques. Les groupements cétoniques non énolisés de l'astaxanthine [19] et de la canthaxanthine [22] permettent des liaisons conjuguées avec les groupements amines terminaux des protéines.
Dans des essais de classification des caroténoprotéines (Ceccaldi, 1968, Milicua et Gomez, 1987) les auteurs distinguent deux classes principales: l'une regroupant les complexes caroténoïdes-protéines où n'existent seulement que caroténoïdes et protéines et l'autre incluant les caroténoprotéines où il existe très vraisemblablement une interaction entre caroténoïdes et lipides.
Ces caroténolipoprotéines semblent jouer un rôle important dans les phénomènes de maturation sexuelle et de reproduction chez les mollusques et les crustacés.
Il est ici intéressant de noter le cas des crustacés des zones très profondes qui ont généralement une teinte rouge très marquée mais chez lesquels les conditions particulières de température et de hautes pressions paraissent inhiber la formation des caroténoprotéines (Nadakal, 1963).
4. Importance de la quantité et de la qualité des pigments caroténoïdes apportés par la nourritureLe transfert des pigments caroténoïdes de l'échelon primaire aux échelons secondaires des réseaux trophiques se fait par les relations nutritionnelles. Pour tous les animaux et en particulier pour les invertébrés marins, les seules sources de pigments caroténoïdes sont les aliments. La qualité et la quantité de pigments caroténoïdes contenus dans ceux-ci sont donc primordiales.
Les pigments caroténoïdes présents chez ces organismes sont distribués et accumulés dans les différents tissus après avoir été transportés dans l'hémolymphe par des lipoprotéines. La quantité et la nature des pigments intégrés dans les tissus sont différents et leurs propriétés changent au cours du cycle d'intermue (Castillo et al., 1987) ainsi qu'au cours du cycle circadien de l'animal (Otazu-Abrill et Ceccaldi, 1978, Valin et al., 1987).
La nature et la répartition des pigments caroténoïdes au sein de l'animal dépend donc de processus métaboliques oxydatifs complexes (Fig. 1).
On remarque, dans un tel schéma synthétique, que plus le degré d'oxydation des pigments caroténoïdes augmente, plus ceux-ci sont de façon caractéristique localisés chez les animaux. La figure 1 expose plus particulièrement le cas des crustacés.
En ce qui concerne les poissons, deux cas sont possibles (Fig. 2):
(a) Un premier groupe, comportant la plupart des poissons d'eau douce comme le poisson rouge, Carassius auratus, et la carpe commune, Cyprinus carpio, possède la potentialité métabolique d'oxyder la lutéine [10] ou la zéaxanthine [11] des aliments en astaxanthine [19]. Cependant, à l'inverse de la plupart des crustacés, ils n'ont pas la capacité d'utiliser le béta-béta-carotène [1] et la canthaxanthine [22] comme précurseur de l'astaxanthine [19].
(b) Le second groupe, qui inclut la plupart des poissons marins d'intérêt commercial comme le saumon coho, Oncorhynchus kisutch, la truite arc-en-ciel, Salmo gairdneri, ou la daurade, Chrysophrys major, est incapable de convertir le béta-béta-carotène [1], la zéaxanthine [11] ou la canthaxanthine [22] en astaxanthine [19]. Cependant ils peuvent transporter tous ces pigments caroténoïdes vers leurs tissus et les y déposer sans modifications cellulaires (Meyers et Chen, 1982).
Tous ces résultats sont extrêmements importants pour aider à définir les modalités d'enrichissement en pigments caroténoïdes des aliments complémentés utilisés dans les divers élevages de crustacés et de poissons.
L'influence sur l'organisme et l'importance des pigments caroténoïdes ajoutés à des aliments sont démontrés chez les poissons (Choubert et Luquet, 1975, 1982, 1983, Choubert, 1983) et chez les crustacés (Otazu-Abrill et Ceccaldi, 1984).
Du point de vue nutritionnel, il est donc important de mettre en évidence la forme optimale d'assimilation des pigments caroténoïdes: est-ce une forme libre, une forme plus ou moins estérifiée ou un complexe de type caroténoprotéique? Une récapitulation des travaux réalisés chez la truite, Salmo gairdneri (Tableau 3) semble indiquer que pour l'astaxanthine [19], la forme optimale permettant la meilleure rétention soit la forme libre. Il serait cependant nécessaire de compléter cette étude en expérimentant à l'aide d'esters ou des caroténoprotéines spécifiques (acides gras, lipoprotéines ou apoprotéines de structure déterminées).
Cependant, s'il est certain que le métabolisme des pigments caroténoïdes est étroitement lié à celui des lipides, il est très important de noter également les fortes corrélations qui existent avec celui des acides aminés. En effet, la présence de 8% de méthionine dans un aliment composé destiné à des crustacés permet une meilleure accumulation des pigments caroténoïdes. L'ajout simultané de méthionine et d'isoleucine donne encore de meilleurs résultats. De plus, certains acides aminés comme la méthionine, l'isoleucine, la phénylalanine ou l'arginine sont, lorsqu'ils sont présents en trop fortes quantités, un facteur limitant l'accumulation des pigments caroténoïdes (Otazu-Abrill et al., 1982).
En conclusion, la présence des pigments caroténoïdes dans les réseaux trophiques marins n'est pas négligeable (Tableau 1). Ils ont été recencés par exemple au nombre de 60 chez les algues (Liaaen-Jensen, 1977, 1979), de 42 chez les éponges (Liaaen-Jensen et al., 1982), de 15 chez les mollusques dont la moule (Campbell, 1970) et d'une trentaine chez les crustacés (Lenel et al., 1978).
Si les interactions entre les pigments caroténoïdes et le métabolisme de l'animal sont très complexes, il ne faut pas oublier que les variations circadiennes et saisonnières de différents constituants biochimiques dans les échelons inférieurs des réseaux trophiques marins affectent directement le métabolisme des pigments caroténoïdes animaux constituant les échelons supérieurs de ces réseaux.
Ainsi, nous pouvons introduire ici la notion de biotraceur, puisque la nature qualitative et quantitative de pigments caroténoïdes peut permettre d'apprécier l'état d'un animal, voire d'une population. En outre, les acides gras étant, semble-t-il, de bons bioindicateurs dans les réseaux trophiques marins, leur association classique aux pigments caroténoïdes sous forme d'esters pourrait être un bon facteur indicatif des transferts entre les différents échelons de ces réseaux trophiques.
L'étude de l'évolution qualitative et quantitative des pigments caroténoïdes dans les réseaux trophiques peut permettre d'apprécier l'état physiologique des animaux à différents niveaux. Les phénomènes d'adaptations chromatiques peuvent impliquer divers processus. Chez la majorité des crustacés à téguments mous et minces, ils n'impliquent que des migrations de granules pigmentaires à l'intérieur des chromatophores. Par contre, pour la plupart des crustacés à téguments durs et épais, ils sont directement liés à la formation des caroténoprotéines dont la couleur est généralement bleue. Il parait évident que ces complexes caroténoprotéiques ne peuvent pas se former s'il y a une carence en pigments caroténoïdes dans l'organisme. Le béta-béta-carotène [1] étant un facteur provitaminique A, ces fluctuations peuvent entraîner des variations dans la croissance des animaux.
L'accumulation des pigments caroténoïdes dans les ovaires des crustacés durant leur maturation n'est plus à démontrer (Establier, 1966, Vincent et al., 1988). Les pigments caroténoïdes semblent être indispensables à la maturation ovarienne, et leur présence dans les oeufs pourrait indiquer qu'ils y jouent un rôle de photoprotection, puisqu'ils sont à l'origine des pigments visuels des larves.
Ainsi, dans leurs interactions avec le métabolisme général de l'animal, les pigments caroténoïdes influent indirectement sur la croissance, la reproduction et la survie des espèces, et leur étude en tant que bioindicateur de ces paramètres peut permettre de mieux connaître leurs modalités d'action, et de leurs transferts au sein des réseaux trophiques marins.
Remerciements: L'auteur remercie le Professeur Hubert J.Ceccaldi pour l'intérêt soutenu qu'il a manifesté au cours de ce travail, pour ses encouragements et pour ses fructueuses discussions.